Un convoyage du Breguet 14 vers Toulouse-Lasbordes est prévu : notre pilote en chef n’aime pas voler seul, et me voici donc désigné pour l’accompagner. Durée de vol estimée : de 50 mn à 1 heure (il y a un peu de vent d’autan).

Quand on s’approche du Breguet 14, la première chose que l’on note, c’est sa taille imposante. Sur les photos, on ne se rend pas compte, mais là, on se sent vraiment tout petit à côté !

Pour simplement vérifier le niveau d’huile dans le moteur, il faut monter sur une roue, et escalader l’aile en s’accrochant aux haubans. C’est pour pilotes agiles : pour s’installer à bord, il faut commencer par escalader le fuselage de marchepied en marchepied en s’agrippant par les mains aux diverses « prises » disponibles. C’est haut ! Ne surtout pas lâcher prise car on peut se faire très mal en tombant…

Mais même un vieil homme un peu raide comme moi s’en sort honorablement. Une fois à bord, en place arrière pour moi, c’est, certes, plutôt spartiate mais finalement, on ne s’y trouve pas si mal, il y a de la place, on n’a pas les genoux sous le menton, ni les épaules contre la verrière : il n’y a pas de verrière !

À bord, on remarque que le manche à balai comporte 2 poignées, une pour chaque main : il faudra tenir le manche à deux mains pour avoir la force de l’actionner. Non seulement cet avion est gros, mais il est lourd, et bien sûr, il est totalement dépourvu de servo-commandes hydrauliques ou électriques. Il dépend entièrement de la force musculaire du pilote…

Le moteur n’est pas le Renault V12 historique de 1917, car en trouver un en état de marche au 21ème siècle n’a rien d’évident ! Le Lycoming  qui le remplace a le mérite d’être disponible et aussi d’offrir une bien plus grande fiabilité !

Au démarrage, le démarreur électrique (un anachronisme!) pousse d’abord des gémissements longs et déchirants, l’hélice progresse par saccades inégales et, quand on finit par penser que tout ce système va exploser et finir en un tas d’engrenages, tordus et fumants, épars sur le tarmac, le moteur démarre dans un grondement puissant. Il n’est pas certain qu’il reste grand-monde de nos jours qui se rappelle le son que produisait au démarrage le V12 d’origine…

Il faut un peu de temps pour que le moteur chauffe et quand les paramètres finissent par se mettre dans le vert, on roule à grands coups de moteur pour souffler la gouverne de direction.

Alignement sur la piste en herbe : je suis chargé du décollage ! Le chef devant me demande si je suis prêt, je ne trouve pas de raison valable pour dire non, il met les gaz et la bête s’ébroue.

Quand je sens que je maîtrise à peu près la situation (tout est relatif !) je pousse sur le manche pour lui lever la queue comme pour tout avion à train classique. Ça marche et il continue à accélérer. Il se met alors à se dandiner et j’entends dans l’interphone : « il veut voler ! ».
Alors volons… je tire sur le manche et… ça vole !

Je m’aperçois alors que nous avons traversé la piste (80m de large quand même) en diagonale : pour ce qui est de la tenue d’axe, il y a des progrès à faire…  Il faut dire à ma décharge que, pendant tout ce processus, je ne voyais rien devant !

Je continue d’ailleurs à ne rien voir devant : pour que l’avion accepte de monter, il faut vraiment lui mettre le nez en l’air, et comme son nez est plutôt volumineux, on ne voit pas où l’on va.

Nous volons vers l’est et, à ma gauche, je distingue les coteaux de Lafrançaise. Montauban est sans doute quelque part devant caché par le moteur. Nous devons passer au sud de Montauban et donc tourner vers la droite.

Prudemment, j’incline doucement la bête vers la droite en accompagnant au palonnier : ça tourne ! Et dans le bon sens ! L’agglomération de Montauban apparaît à ma gauche comme prévu. Maintenant, il faut suivre le Tarn en maintenant la rivière à gauche.

Mais il faut aussi monter, car le point d’entrée AE (alpha-echo) de Lasbordes doit être franchi à 2500 pieds.
Or l’avion de monte pas…  Il faut vraiment ne pas dépasser 110 km/h indiqués pour qu’il accepte de grignoter de l’altitude, littéralement pied à pied !

Après un bon moment à me bagarrer avec le gros machin que je suis censé piloter, je finis par repérer un croisement du haubanage qui, s’il est maintenu (à peu près) sur l’horizon, permet un grignotage vaguement régulier. Bon, voilà donc un premier problème à peu près résolu.

Le problème suivant est le contrôle en roulis.
Le grand biplan a des ailes immenses, 15 m d’envergure ! Toute cette surface offre une prise au vent énorme et on a l’impression que la moindre micro-turbulence va l’incliner d’un côté ou de l’autre.
Et ce n’est pas qu’une impression !

En ce qui me concerne, j’ai plutôt l’habitude de machines qui répondent docilement à la moindre pression sur la manche. Ici, non !
Il faut de la force pour incliner la bête et le résultat s’accompagne d’effets secondaires en lacet : cet avion est un festival d’effets secondaires !

Se battre avec tout cela finit par être épuisant : je pense à Mermoz, Saint-Exupéry et aux autres qui devaient tenir des heures durant dans des vents violents. Moi, qui ne suis pas Mermoz, je fatigue…

Effets secondaires : ça me renvoie à mes premiers cours de mécanique du vol, il y a plus d’un demi-siècle !
Lacet inverse, roulis induit… Ah mais en effet, il y a aussi le roulis induit !

Quand l’avion tourne, l’aile extérieure au virage va plus vite que l’aile intérieure, et donc porte plus : l’aile extérieure monte, l’aile intérieure descend : roulis ! Cet effet reste faible sur la plupart des avions que j’ai fréquenté jusqu’à aujourd’hui.

En voltige, en revanche, sur Cap10, lors d’un renversement, l’avion monte à la verticale et lorsque sa vitesse s’évanouit presque complétement, on bascule l’avion latéralement au palonnier sur 180 degrés pour retomber à la verticale : au moment de la bascule l’aile basse est quasiment immobile, l’aile haute non : on doit mettre du manche vers le haut pour éviter le mouvement de roulis résultant.

Sur le Breguet 14, j’ai des effets secondaires massifs : peut-être puis-je les utiliser, utiliser le roulis induit pour me reposer, contrôler l’inclinaison de l’avion au palonnier ?
J’essaie. L’aile droite descend : palonnier à gauche… l’avion se redresse : ça a l’air de marcher !
Je m’amuse à ce jeu pendant un moment et ça repose mes bras : en outre, chez Homo Sapiens les membres inférieurs sont plus puissants que les membres supérieurs.
Bon, pour la tenue de cap, ça se discute, mais prenons les problèmes un à un !

La méthode classique pour tenir un cap est de choisir un repère au loin droit devant et de faire en sorte que ce repère reste droit devant.
Or droit devant, je vois un gros capot moteur et pas grand-chose d’autre !
Donc je triche : il y a un conservateur de cap gyroscopique pour m’aider ; je l’ai réglé lors de l’alignement sur la piste et je dois espèrer qu’il ne se dérègle pas trop. Et puis il y a le Tarn qui doit rester pas trop loin à ma gauche.

Nous finissons malgré tout par arriver à proximité de alpha-echo : un certain nombre de crachotements à la radio me font comprendre que mon commandant de bord est en contact avec Lasbordes, je n’y comprends rien, mais il a l’air de s’en sortir. En descente vers Lasbordes, il reprend les commandes, finale au-dessus de l’autoroute, arrondi, une turbulence soulève séchement l’aile droite, il rattrape et pose l’avion. Bien joué, chef !

Voilà 57 minutes de vol qui marquent la vie d’un petit pilote du dimanche ! Cette machine est radicalement différente de tout ce que j’ai pu piloter jusqu’à présent : un avion ne s’apprivoise pas, c’est le pilote qui doit se laisser apprivoiser par la machine. Cela rend modeste, mais c’est une sacrée expérience !