« Pourquoi est-ce que vous consacrez tant d’efforts à vos petits avions ? »

Voilà une question récurrente, un grand classique de tout ce qui concerne l’aviation. C’est vrai : ça coûte de l’argent, ça prend du temps, ce n’est même pas vraiment un sport et quand on habite en ville, il faut aller loin pour trouver un terrain d’aviation… Alors pourquoi ? C’est une question que les gens posent et à laquelle on ne sait jamais répondre.

Il y a la lumière.

Il y a des jours où elle est dorée, le soir en particulier. Une fin d’après-midi d’hiver, il y a parfois une espèce de brume dorée avec de longues ombres mettant en valeur le moindre relief. Ou alors, au contraire, en plein été après une journée très chaude où l’on a été aveuglé par un soleil trop violent, le soir descendant, la lumière s’adoucit, prend de la couleur, devient plus veloutée. C’est le moment de sortir un avion et d’aller la voir de plus près. Souvent, aussi, c’est le moment où le vent tombe, l’air se calme, on a l’impression de voler dans de la soie, grand calme malgré le bruit du moteur.

À l’inverse, il n’y a pas de lumière plus blanche que celle réfléchie par les nuages quand on les regarde de dessus ! Quand on arrive à se faufiler au-dessus de la grisaille, soudain le blanc, mieux que toutes les lessives, sur fond de ciel : cela n’a pas grand-chose à voir avec ce que l’on voit du hublot d’un avion de ligne parce qu’on est tout prêt, on tourne autour des nuages, un peu au-dessus, un peu à côté, ça bouge, ça a du volume. Ce n’est pas ce coton inégal et lointain entrevu à travers le hublot minuscule du paquebot volant qui taille une route obstinément droite sans donner une véritable sensation de mouvement.

Il y a aussi la lumière de la grisaille, le sol noir, visible uniquement, ou presque, à la verticale en dessous, le ciel au-dessus gris sombre, et à l’horizontale gris plus clair : là, on ouvre l’œil car on n’est pas seul dans le ciel, et les autres ne nous voient pas plus que nous les voyons, et puis, en général on aime bien savoir où on est, il faut comparer avec la carte les quelques détails du sol que l’on entrevoit. Mais si on prend une fraction de seconde de temps en temps pour admirer, si on surmonte un instant le stress, ces nuances de gris, de gris-vert, de gris-brun qui se succèdent de plan en plan, ces paquets indistincts, à peine colorés d’une légère touche de quelque chose d’autre que ce qu’il y a à coté, forment un labyrinthe dans lequel l’œil se perd avec un plaisir un peu inquiétant.

Par contraste, il y a la lumière des ciels de traîne, régals de l’aviateur, ciels encore humides, nettoyés par la pluie : visibilité infinie à l’horizontale, mais nuages de formes compliquées, parfois noirs, au-dessus.  L’alternance des taches sombres et vivement colorées correspondant à la trace des nuages sur le sol et l’enchevêtrement complexe des champs, prairies, villages, routes, rivières constituent deux systèmes désordonnés, plaqués l’un sur l’autre sans se superposer, désordre sur désordre. Les grosses taches irrégulières de l’ombre des nuages s’étalent largement sur la finesse des détails innombrables de la campagne. La lumière porte les couleurs avec exactitude. Les objets sur le sol et en l’air se voient avec une extraordinaire précision, de très loin. Là, le verbe VOIR prend tout son sens : on voit les détails à la limite de la résolution intrinsèque de l’œil humain. On n’a pas l’habitude de VOIR comme cela puisqu’il y a presque toujours une petite brume ou quelque chose qui brouille la vue : il n’y a qu’en montagne que l’on a parfois aussi une lumière comme ça. Souvent ça turbule assez fort : il faut savoir laisser l’avion aller et venir dans les turbulences, soubresauts d’animal vivant, tout en maintenant cap et altitude comme il faut.

Il faut parler de l’été, bien sûr, l’après-midi par exemple, alors qu’on est tout suant sous la verrière qui a tout de la cloche à melon, aération inefficace, main moite sur le manche, cheveux mouillés de sueur sous le chapeau. Le soleil dur, la brume d’été éblouissante sont sans pitié pour les yeux, malgré les lunettes de soleil, absence d’ombre pour se reposer la vue. La visibilité n’est en général pas fantastique, les yeux éblouis, fatigués par toute cette lumière, on cherche à se repérer, à repérer les autres avions, à percer cette blancheur qui n’a pas de limite. Ces jours-là, les bars d’aéro-club tournent à plein régime…

Au contraire, les vols du matin ont lieu dans une lumière d’une fraîcheur toute juvénile, une atmosphère d’un calme infiniment confortable, avant que les courants de convection ne s’établissent. On place alors son capot moteur avec une précision millimétrique sur quelque point de l’horizon : il n’en bougera pas !

Quand les conditions météorologiques le permettent, on monte en niveau de vol, peut-être vers 2 000m. La Terre paraît alors bien lointaine ! On n’est plus qu’un tout petit point perdu au milieu d’un ciel immense, un petit point sombre immergé dans la lumière. On perd la sensation du mouvement malgré le ronflement obstiné du moteur dont la constance rassurante renforce le sentiment d’immobilité. Et pourtant, le paysage se déroule lentement loin en-dessous… Et le miracle est que c’est comme sur la carte, les points de repères se succèdent tranquillement dans le bon ordre ! Les détails perdent de leur importance : on a changé d’échelle. Les événements défilent plus lentement.

Bien sûr, il y a aussi le paysage. La mer vue du ciel…, mais aussi les multiples constructions humaines, maisons, châteaux cachés derrière un rideau d’arbres, invisibles, ou presque, du sol, mais aisément repérés du ciel : il y en a une quantité inimaginable, chacun avec ses particularités, ici une tour, là des douves, plus loin un clocher ou des remparts.

Certes, mais n’oublions pas : un avion ça se pilote ! Et à chaque fois que je m’apprête à décoller, avant de mettre les gaz, j’ai un instant d’hésitation : est-ce que je suis bien sûr que c’est bien cela que je veux faire ? Fraction de seconde d’incertitude que les années n’ont jamais entièrement supprimée : jusqu’à ce jour, je n’ai encore abordé aucun vol sans émotion. J’enfonce alors la manette des gaz progressivement comme on me l’a appris, je m’applique à maintenir l’avion droit, manche dans le vent et légèrement en avant pour soulever la queue : c’est parti !

Chaque avion a son style : envol type papillon du D112, laborieuse capitalisation de km/h du DR220, vivacité joueuse de l’Émeraude ou du Stampe. Lieux communs : maîtrise de la machine, faire corps avec sa monture, etc…, c’est un peu ridicule tout ça ; mais, il y a une véritable jubilation à la manœuvre bien exécutée, propre, sans effort : rien n’est jamais acquis et le moindre virage est toujours à peaufiner. Quant à l’atterrissage, il requiert à chaque fois TOUTE l’attention du pilote, mais quel délice de sentir les roues frôler l’herbe de la piste pendant une seconde alors que l’avion vole toujours, puis s’installer doucement mais fermement sur le sol.

Oui, bon, et alors, pourquoi les petits avions ?